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Il y a quelque chose de gros qui se déplace dans l’eau

Une autre courte nouvelle proposée pour l'appel à textes "Pulp noir" de l'association Campus Miskatonic. Elle a été publiée en format numérique ici : Campus Miskatonic.

Encore beaucoup de références aux œuvres du maître de Providence. Je ne suis pas fan du "name dropping" mais vu que j'écris pour un fan-club je me suis un peu lâché. 

C'est amusant de voir à quel point les figures "pulp" sont rares dans Lovecraft, il leur préfère les journalistes, les savants ou les universitaires. Aucun bandit, quasiment pas de policiers ou détectives privés. Les gros bras sont venus se greffer après dans cet univers, ou alors c'est le passage avec l'inspecteur Legrasse dans le chapitre 2 du séminal "L'appel de Cthulhu" qui a marqué tout un pan de notre imaginaire.

Dans tous les cas, ça se finit rarement bien pour nos héros.

Illustration :  Moonlight by the Sea de Harald Sohlberg (1907)

*

- Il y a quelque chose de gros qui se déplace dans l’eau.

- Sans dec’, où ça ?

- Devant, là.

- J’vois rien. C’était un bateau ?

- Quoi d’autre ? Y z’ont pas mis les lampes. Je l’ai vu quand il est passé sur le reflet d’la lune.

Myles Lavery leva les yeux en direction d’un ciel noir, un nuage venait de cacher l’astre. On n’y voyait rien ou presque, les faibles lumières de Newport à l’extrémité de la baie se faisaient régulièrement avaler par les vagues pourtant peu hautes. Seul l’indicible inondait le reste de l’horizon, des flots sombres hantés des cauchemars de ceux qui y plongeait le regard. Et même un irlandais de troisième génération élevé à Red Hook ne pouvait s’empêcher de combler les ténèbres qui s’imposaient à lui d’images peu rassurantes.

Mais quoi qu’ait vu -ou cru voir- le vieux Bob O’Connor dont les doigts tremblaient de l’envie de retrouver leurs places autour d’une bouteille d’infâme tafia, Myles conservait le sentiment qu’il n’y avait qu’eux à plusieurs miles à la ronde. Les pécheurs les plus matinaux ne sortiraient pas avant plusieurs heures, ils tanguaient en solitaire entre les désagréables clapotis d’un océan lugubre et froid, à cet endroit précis appelé le gouffre dragon. 

Le boss avait lu un truc là-dessus dans le journal, des universitaires du Miskatonic avaient tenté de mesurer cette faille sous-marine il y a quelques années. Ils y ont lâché une ancre énorme, un truc de navire de guerre, accrochée à la plus grosse corde qu’ils aient trouvée, un nœud tous les cinquante yards. Elle n’a jamais touché le fond. Quand ils l’ont remonté, la corde était rongée par endroits, on a mis ça sur le compte des requins ou peut-être des murènes. Les marins  du coin affirmaient que c’était certainement pas la faune locale qui pouvait faire ça, puis ils rajoutaient à voix basse qu’en plus, en remontant, l’ancre était tordue.

Dans tous les cas, l’info était passée dans le gang, c’est là qu’il fallait se rendre si l’on voulait vraiment faire disparaître quelque chose. Ou quelqu’un.

Ils étaient trois passagers dans ce rafiot plongé dans l’obscurité. Deux membres du gang Lucky Clover, Myles Lavery tout juste arrivé de New-York, et Bob O’Connor, tout juste sorti de son bar. Ils transportaient un troisième homme dénommé Marsh, prénom inconnu, pour lui faire prendre un bain de minuit. L’occasion pour ce veinard de tester du même coup ses nouvelles chaussures en béton. Lui, il avait de bonnes chances de connaître la profondeur du gouffre dragon pensa Myles avec un sourire mauvais en oubliant le sentiment glacé qui lui avait saisi l’échine un instant plus tôt.

Le futur champion d’apnée lestée le regardait avec insistance. Même dans les ténèbres Lavery sentait ses globuleux yeux jaunes fixés vers lui, deux cercles monstrueux comme ceux des personnages de cartoon à trois pences du ciné, grotesques et difformes. Ce n’était pas le regard d’un pauvre bougre qui le suppliait de ne pas le foutre à l’eau, c’était un regard vide de toute émotion, il observait Myles comme il aurait observé un singe au zoo.

Ce type le mettait mal à l’aise. En fait, il lui faisait carrément horreur, petit, trapu presque bossu, pas de cou, pas de cartilage entre ses narines qui pendaient flasques sur son visage torve parsemé de rares cheveux secs comme des herbes mortes. On était à deux doigts du freak, du monstre de foire. S’il ne devait pas l’envoyer par le fond, il aurait sérieusement pensé à vendre Marsh à une troupe ambulante. Venez voire l’incroyable homme à tête de corned beef avarié. Le pire était sa peau, grasse, visqueuse comme celle d’un animal marin. Lavery l’avait frôlé alors qu’il le bâillonnait, serrant un torchon sale sur ses dents beaucoup trop nombreuses, beaucoup trop fines et surtout beaucoup trop pointues. Il jurerait que ses mains se sont extraites de sa chair verdâtre avec un bruit de succion. Sans parler de l’odeur… De l’eau de mer croupie, du sel et du soufre, un truc à gerber, à croire que ce gars suait de l’huile de baleine tournée. 

Lavery se demanda si le boss avait la moindre idée de ce qu’était exactement ce Marsh. Lavery avait débarqué à Providence trois jours plus tôt pour se faire oublier quelque temps de la police de Manhattan et surtout des ritals de son quartier qui auraient bien aimé ajouter sa tonsure rousse à leur collection de scalps du clan des Lucky Clover. On lui a demandé s’il était d’accord pour un job que personne ne voulait. Présenté comme ça… Une conserverie avait ouvert dans un des territoires sous leur contrôle, des gens d’Innsmouth, où que se situe ce trou paumé, et deux gars du gang étaient passés leur proposer une assurance-vie officieuse. Tu raques si tu ne veux pas de problème, une équation simple et bien connue mais pas des nouveaux venus. Bilan : deux disparitions. Même sans certitudes, on ne pouvait pas se laisser faire. La loi du talion ayant cours dans le milieu interlope, une descente fut organisée. Lavery connaissait bien un des types qui était allé venger le gang, un dénommé Elmer Boyle, surnommé Trigger. Un vrai dur, pas sympa mais très fiable, ils s’étaient trouvés ensemble dans une poignée de coups fourrés, du genre qu’on ne raconte pas à un juge. Depuis l’épisode de la conserverie, il était infoutu de se souvenir de son propre nom et passait ses journées à hurler dans un asile... Le gang avait capturé Marsh dans ce fiasco, et maintenant il fallait s’en débarrasser.

« Et si c’étaient les flics ? » murmura le vieux Bob en scrutant les ténèbres comme si sa vie en dépendait. En bon irlandais de Rhode Island, il était têtu comme âne, il ne démordra pas de son idée qu’il y avait quelque chose dans ces eaux sombres. Lavery savait que ça ne servait à rien de lui dire que des policiers les auraient arrêtés bien avant qu’ils arrivent au gouffre dragon. Il était plus simple d’entrer dans son jeu.

- Et alors, on leur filera un pourliche comme d’habitude.

- D’habitude, on transporte du bourbon, pas un type qu’on va envoyer par le fond. Y’à pas une seule hauteur de billet qui poussera un agent à fermer les yeux là-dessus, ou alors tu me dis si tu connais un Rockefeller qui peut nous avancer le pot-de-vin !

Touché. 

- Et alors qu’est-ce qu’on fait ? Le boss à dit une balle dans la tête avant le grand plongeon.

- On tire pas, trop risqué, trop d’bruit.

- On l’étrangle ? Mais je te préviens, je ne touche pas la peau de ce mec, elle me file la gerbe.

- On le balance comme ça. Rien à foutre. Et puis il le mérite après ce qu’il s’est passé au…

Le vieux Bob commençait à parler vachement fort pour un type qui avait peur de se faire repérer par un bateau fantôme quand un choc brutal à l’arrière de la barque le fit taire instantanément. Ils venaient de se faire percuter, et pas par un petit truc. 

L’embarcation tangua dangereusement, les deux irlandais se jetèrent sur la rambarde pour ne pas tomber à l’eau, priant pour que l’autre ne s’accroche pas au même côté du bateau car c’était un coup à chavirer. La chaise sur laquelle Marsh était attaché bascula violemment en plein sur la proue dans un bruit d’os qui craquent. Lavery pensa qu’au final leur passager n’allait peut-être pas mourir noyé. Peine perdue, le navire n’avait pas terminé son infernal roulis que le prisonnier gémissait en exhalant une odeur plus fétide que jamais. Lavery comprit d’où venait l’infect effluve quand Bob le remit droit, révélant une plaie béante sur son crâne.      C’était son sang, son sang empestait.

Bob ne put retenir un cri qui se transforma en gargouillis quand il se tourna vers l’écume pour vomir l’immonde fumet qui envahissait l’atmosphère. Les deux hommes étaient terrorisés par cette abomination, cette parodie d’homme aux dents comme des aiguilles qui délirait d’une voix éraillée, jargonnant un sabir plein d’inintelligibles menaces. Le bâillon rongé pendait de chaque côté de son absence de cou, son ignoble sang noir coulant sur son visage blafard, s’immisçant dans les plis profonds de ses traits dégénérés. 

Lavery eut l’image d’un animal égorgé dans un abattoir, une marée rouge qui affluait à n’en plus finir. Il prit son courage à deux mains, la peur décuplant ses forces, et commença à tirer la chaise avec son occupant aux pieds dans le béton vers la mer agitée. Qu’est-ce qu’il pèse lourd cet enfoiré. Marsh parut ne pas le remarquer, absorbé par sa litanie où l’argot se mélangeait à des mots inconnus aux accents blasphématoire. La lune en profita pour réapparaître permettant à Lavery de distinguer clairement cette caricature de visage en contre-plongée, le crâne enfoncé, un bout d’os seulement relié au reste par une horrible gangue de chair qui pendait abominablement sur sa joue droite. Comment cette aberration était-elle encore vivante ?

Enfin le bord, le bateau tanguait terriblement. Lavery retenait sa respiration, manquant de défaillir à chaque fois que la puanteur de son fardeau percutait ses narines, retournant son estomac, une braise ardente dans chaque sinus. Il profita de la houle pour le passer par-dessus bord, quitte à manquer de renverser complètement la barque. Leurs yeux se croisèrent. Aucune peur de la mort, Marsh souriait. Le monstre aux yeux jaunes et au crâne fracassé avait écarté sa bouche de murène en un demi-cercle rieur, comme pour cracher une dernière obscénité à la face de l’humanité que son immonde présence pourrissait jusqu’alors.

Lavery tomba à la renverse, sa raison profanée par l’horreur des événements, par la sensation tenace d’avoir eu à faire face à une bête qui n’aurait pas dû exister, qui faisait dérailler sa vision du monde telle qu’il devait tourner. L’irlandais avait cependant triomphé, il se releva doucement, essuyant avec dégout le sang gélatineux qui lui couvrait les mains tandis que le balancement du bateau se calmait. Tout ce qui ne te tue pas… Myles Lavery prit le parti de pousser un grand cri rageur pour percer les ténèbres.

- Allez vieux Bob, foutons le camp, on a mérité de se souler jusqu’à l’aube… Bob ?

Myles Lavery de Red Hook tourna frénétiquement sur lui-même pour chercher son compagnon d’infortune. La petitesse de l’embarcation ne laissait aucune place au doute. Il était seul, les pieds dans une flaque de sang noir à l’odeur méphitique. Son regard terrifié balayait les flots impénétrables faiblement éclairés par la lune et quelques étoiles malades. Il distingua un sillage dans l’écume avançant rapidement dans sa direction. Il comprenait enfin. Il y a quelque chose de gros qui se déplace dans l’eau.

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