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Les Comptes de Markos Prime

J'ai eu la chance d'être sélectionné pour une anthologie publiée par les éditions Le Grimoire dans le cadre d'un appel à textes. J'en parle en détail dans cet article. La nouvelle qui a été publiée s'appelle "La Toute Fin du Voyage" et met en scène le détective Léontin dans un univers néo-noir fortement inspiré des romans pulps américains (mais pas que).

Il me restait des tas d'idées pour ce personnage entre Bérurier et Rick Deckard, "Les Comptes de Markos Prime" est donc une autre enquête de Léontin qui se situe chronologiquement après "La Toute Fin du Voyage" mais qui a été conçue pour être lue indépendamment. 

La partie 2 arrive bientôt, work in progress.

Illustration : Skyscrapers (In Futuristic New York) de Lynd Ward Woodcut  (1931)

 

*

 

Les Comptes de Markos Prime

Partie I/II : L’araignée, l’anachorète et la blonde.

 

Parmi les cinquante milliards de malheureux qui hantent Markos Prime selon les derniers relevés spatiaux de biomasse, Léontin avait un rôle singulier : vérifier que la justice était bien faite à chaque fois qu'un B2, un membre de la caste dirigeante, condamnait un membre de la plèbe à un funeste destin.

Service de vérification de l'allocation des ressources planétaires de l'Institution, section matériel civil. Le travail ne manquait pas.

*

« Au fond, pourquoi l'homme est-il jeté dans cet univers si vaste si ce n'est pour être aimé... et aimer à son tour ? » Déclama le jeune Armand, étourdi par la profondeur de sa pensée, les yeux levés en direction du ciel malade de la mégacité. 

Léontin, un bâton de nicotine carré dans un coin de gueule, émit un grognement librement interprété comme approbateur au milieu du vacarme des véhicules volants et des réclames géantes pour l’armée ou des contraceptifs. Il avait pris du galon avec les événements de Luna Salis, depuis l’Institution, le consortium interplanétaire dont il était la chose -fallait bien le dire - lui mettait dans les pattes des acolytes issus de la noblesse B2, histoire de respecter le contradictoire. Léontin voulait bien pour le contradictoire, mais il aurait préféré ne pas se coltiner de précieuses molasses au QI réglé sur la température ambiante comme Armand, car même sur une planète sans couche d’ozone ça ne pesait pas lourd.

« Nous nous aimons, c'est un fait... depuis que je l'ai entraperçue dans sa robe de gaze rose et bleu au détour de cette route si sordide, si impropre à sa personne. Elle m'avait alors approché, l'air de rien dans la foule, et ses doigts m'ont frôlé, le corps puis l'esprit. Un rêve qui devient une promesse. »

Léontin laissait Armand s’épancher piteusement en se retenant par miracle de mordre dans la table devant lui. Il repensa au fait que ce gus avait émis un avis défavorable sur la prolongation de 48 heures du scellé du bloc d’habitation de Spider, en vain. 

Le cas en cours : le B2 Cassius CarnaK, vieille noblesse dépensière, avait condamné à mort un plébéien surnommé Spider (numéro d’immatriculation T-SR-105182119112513), journaliste du canal alternatif. CarnaK avait invoqué la légitime défense, Spider aurait tenté de lui faire les poches dans une salle de jeu du quartier Saturnalia, ce qui a naturellement été interrompu par son garde du corps, un ancien de la Conquête appelé Lohnson.

Les cameras de sécurité ne racontaient pas la même histoire, la vidéo verdâtre montrait CarnaK accompagné d'un colosse en costard, le noble glissa quelques mots à son garde du corps taillé comme une armoire ou deux qui courut immédiatement en découdre en hors-champ. La qualité médiocre de l'image empêchait toute reconnaissance labiale, Léontin essaya divers logiciels pour lire sur les lèvres mais impossible de savoir quels avaient été ces mots assassins.

CarnaK s'excusa poliment en payant sans broncher sa prune pour erreur de jugement, ce qui acheva de mettre la puce à l’oreille de Léontin, d’autant plus qu’il ne devrait plus avoir un copeck vu ce qu’il laissait au croupier. Armand avait au contraire trouvé ses remords sincères et touchants. Cette branque avait écrit ça dans son rapport.

Les vertèbres de Spider s'étaient désolidarisées de sa colonne comme les perles d'un collier cassé tombent en roulant sur le sol lorsqu'il percuta trois tables de XII scripta éloignées de cinq mètres chacune. C'était touchant, oui. La définition même.

« Je vous ai montré ses lettres ? Son style charmant, bien que prude, est exquis. Elle vient d'un nom oublié à la richesse encore vive. Elle, elle a 23 ans, l'âge de ma mère lorsqu'elle épousa mon père. Elle me parle à demi-mot de ses problèmes et je lis entre les lignes son désir d'être à mes côtés. La tendre enfant, je n'imagine plus poursuivre mon existence en la laissant aux griffes de la terrible Markos Prime... mais ma Foi... mais mon amour… »

Une fumée grise sortit des nasaux de Léontin dans l’atmosphère ocre. Il n’avait suffi que de quelques verres d'une liqueur au goût de sucre de synthèse pour que le jeune tourtereau prenne son envol. Le mutant fatigué le savait cuit. Armand sortait de plusieurs années d’internat du culte de l’Unique sur la lune aride d'un autre système solaire, il était écrit qu'il ne pourrait résister à certains appâts de la gent féminine, comme exister ou apparaître dans son champ de vision.

L'homme étant au bord du gouffre, Léontin estimait qu'il serait dès lors bien urbain de l'aider à faire un grand pas en avant. Il prit une grande inspiration aux sonorités rauques avant de cracher son texte appris par cœur.

« Je t’envie le B2. Nous la plèbe on est un peu obligé de se marier avec qui on peut, mais vous, j'ai toujours entendu dire que vous étiez libre. Les seuls à pouvoir frémir de s'abandonner à l'Amour véritable, celui du cœur, d'autant plus pur qu'il est noble. Si tu n’y vas pas alors qui le pourra ? »

Armand rougissait d'entendre exactement ce qu'il voulait entendre. Aussi faux que ce soit. Pour la première fois, il regardait Léontin droit dans les yeux, entorse à son habitude de converser en lorgnant sur la gauche d'un air hautain pour ne pas souffrir le faciès peu aimable du détective. De son côté, Léontin avait la langue écorchée par tant de guimauve, mais son sacrifice n'était pas vain, le grand benêt faisait déjà glisser ses doigts délicats sur son communicateur pour retrouver la fille...

Léontin ne savait plus comment il avait demandé à Rosie de s'appeler cette fois, un truc qui fasse propre, Antoinette peut-être ? Un peu de chirurgie temporaire pour ressembler aux photos de la mère du sujet trouvées sur le réseau puis il se chargea de la mettre sur le chemin de la tarte aux fraises qui lui servait de boulet du moment. Implacable, Rosie était une professionnelle après tout. Armand était le troisième à tomber au champ du déshonneur, l'Institution dégageait vite ce genre d'andouille. Première erreur : croire que Markos Prime peut te vouloir du bien.

Son ex-coéquipier parti se faire dévorer par la mégacité, Léontin resta seul à vider des verres et remplir des cendriers en lorgnant le bruyant ballet des tacots flottants entre une armée de cyclopéennes tours déclinant douloureusement toutes les nuances existantes du gris sale. Une alarme retentit au milieu des informations sur les opérations militaires en cours. Pluie acide en approche. Bordel, depuis quand il y a du crachin toxique dans le Suspirorium?

Il attendit la fin de la pagaille qui suivit l'annonce, les bourges de cet étage chic n'avaient pas l'habitude de cette douche si particulière qui laissait des grosses taches blanches sur la peau. Il se leva enfin de mauvaise grâce en rabattant la capuche protectrice de sa pelisse sur son crâne obusoïde. Le cendar débordant de mégots froids commença à fumer tandis que son contenu se dissolvait mais Léontin battait déjà le pavé luisant sous l’amère averse, miroir d'eau verdâtre renvoyant les reflets électriques des écrans couvrant les murs.

*

- Regarde s'type, 100% organique, pas croyab.

- Attend, je check sur le Canal… Jason Hypercantos, moine de l’Unique, voeux d’illetech. C’est ça, encore un allumé.

- Il est tek ?

- Illettré technologique, illetech, il ne croit pas en la technologie.

- …Et kesse ki vient faire sur Markos tantôt ?

- Y crever, comme tout le monde.

*

La foule se densifia rapidement alors qu'il approchait des passerelles entre les buildings, véritables branches de béton et d'acier sur lesquelles d'anonymes fourmis se tassaient au-dessus du vide. Il se dirigea vers une plateforme mouvante qui descendit rapidement d'une centaine de mètres dans une série de craquements métalliques peu rassurants. L'engin débordait d'une masse grouillante abrutie par le bruit des freins à sabot heurtant les rails, des gerbes d'étincelles brûlantes jaillirent des cris du métal. Au milieu de la cohue, jouant des coudes, un vendeur de nouilles proposait ses tièdes spécialités trempant dans un bouillon bleu pétrole.

 

Léontin s'extirpa de la nuée pour se rapprocher du bord, surplombant il ne savait combien de centaines de mètres de cette verticalité foisonnante, bâtie à travers les siècles sur au moins autant de corps que de poutres d'acier. On disait qu'il fallait compter un ouvrier mort pour chaque million investi dans ces chantiers défiant la gravité.

Un taxi hélé approcha, sa porte s'ouvrit automatiquement, un marchepied couleur rouille se déplia en grinçant au-dessus du vide. Invitation au vertige. Le détective trapu agrippa fermement le cadre de la porte de ses mains aux allures d'enclume puis hissa son corps massif dans l'habitacle. Une banquette orange en plastique dur rongée par les années passées à côtoyer des vestes couvertes de rejets toxiques l'accueillit à bras ouvert.

Léontin discuta un instant le prix de la course au travers d’un intercom grésillant, il était descendu vers un étage plus populaire pour éviter les prix prohibitifs du Suspirorium. Même si un simple coup d'œil sur son allure à mi-chemin entre le dolmen et le sanglier empaillé prouvait qu'il était un mutant de la mine plus sûrement qu'un test génétique standardisé, ça n'empêchait pas quelques téméraires des secteurs chics de lui proposer les tarifs réservés aux B2 ou à leur garde rapproché. Il se rappela une brève rencontre avec un chauffeur hardi et partiellement robotisé qui, après s'être gominé les cheveux à l'huile suintant des articulations de son bras mécanique, lui proposa de le payer en crédit de l'Institution. Une monnaie infiniment rare, utilisée quasi-exclusivement pour le commerce galactique, il était très inhabituel qu'un plébéien en possède. Ils utilisaient des jetons d'alimentation, aussi appelés MarCoins, ou se débrouillaient comme ils pouvaient quand ils étaient employés par une megacorpo qui ne versait les salaires qu'en bons d'achat.

Léontin invita le cyber-bellâtre à retourner soulever le toasteur dont il était sorti.

Logé pour deux bonnes heures de trajectoires sinueuses dans son inconfortable coucou vrombissant comme une grosse mouche noire, il ne lui restait plus qu'à profiter du paysage. Des gratte-ciels décrépits par paquets de mille se confondant en une partition noirâtre avec la vitesse, gargantuesques témoins de la lente agonie d'une planète ayant dépassé le point de non-retour depuis des millénaires.

*

Jason Hypercantos parcourait le rapport papier confié de mauvaise grâce. L’agent de l’Institution lui avait initialement tendu un épais miroir sombre dans lequel il distinguait à peine son crâne chauve, ses traits secs, et la mince ligne de khôl cerclant ses yeux entièrement blancs. Jason délogea le miroir en l’arrachant du reste du boîtier, pensant y trouver le détail de sa mission. Une pluie de cartes vertes, de labyrinthes de cuivres et de fils argentés tomba dans une odeur de plastique brûlé sous le regard consterné de son interlocuteur.

Le compte-rendu de Léontin sur Cassius CarnaK n’était pas élogieux. Le B2 était présenté comme un joueur invétéré, proche de la faillite vu les sommes englouties dans son passe-temps, mais sans antécédents criminels, du moins pas beaucoup pour un B2. Il apparaissait évident qu’il avait fait assassiner Spider, restait à trouver pourquoi. La seule chose qui intriguait Jason dans la méthodologie de Léontin était sa demande de prolongation de scellé du bloc d’habitation, en effet l’appartement de 7m2 avait déjà été scanné par le détective. Qu’espérait-il trouver d’autre ? 

Jason interrompit sa lecture pour profiter de Markos Prime vu du ciel. L'ascenseur orbital le descendait au cœur de la bête par ce qu'il pensait être un système particulièrement ingénieux de poulies et de contrepoids. 

Il percuta, effectivement, comme appât le scellé était une bonne idée.

*

Un pigeonnier blanc de plusieurs kilomètres de haut, des milliers de cellules identiques se faisant face d'où sortaient et entraient à horaires fixes une foule de damnés hagards qui ne connaissaient et ne connaîtraient jamais rien d'autre, direction l'usine ayant fait construire cette prison qui ne portait pas son nom. Elle avait la gueule de sa fonction : un monstrueux casier de rangement.

Léontin ne retourna pas dans l'appartement de feu Spider. Un minuscule caisson d'habitation standardisé ne laissait pas beaucoup de place aux secrets. Le détective connaissait de toute façon le seul endroit où un plébéien pouvait planquer quelque chose. Il contacta le bureau de recyclage pour obtenir une copie des empreintes digitales du défunt. Le "placard à viande" gardait quelques jours des données des pensionnaires pour lesquelles des enquêtes étaient en cours avant redistribution de la biomasse. 

Le pouce de Spider imprimé en 3d sur de la gelée de cafdart rassis fit office de sésame. Il ouvrit sa boîte à lettre dans une salle fortifiée du milieu du bloc, étage 131. Le concentré de vie privée sur un dixième de mètre cube contenait des cartes de MarCoins bloquées depuis la mort de leur propriétaire, une photo abîmée d’une grande blonde large d’épaule, "Méïs" indiqué au dos, un circuit de mémoire, puis une clef magnétique de casier marquée d’un identifiant tout de chiffres et de lettres. Il tapa le code de la clef sur le canal général, sans résultat. Bon, j’aurai essayé… La meilleure planque de la ville-usine, un casier lambda parmi des milliards.

Le portrait de la blonde l’intriguait également. Si Spider avait préféré conserver une photographie imprimée plutôt que stockée sur une tablette, c’est qu’il voulait empêcher un hacker d’y accéder. Léontin pouvait parfaitement la scanner pour retrouver cette Méïs en fouillant sur la bonne base de recherche, mais ça pouvait attirer une tonne d’ennuis à la dame. Pas forcément une bonne idée, pour l’instant du moins.

Léontin mit ensuite son plan à exécution, une planque dans le caisson d’habitation pile en face de celui du défunt. S’il savait qu’une nouvelle fouille serait inutile, il y avait cependant de bonnes chances que CarnaK envoie quelqu’un tout faire disparaître dès la fin du scellé pour pouvoir dormir tranquille. Il résonnait comme l'ennemi qui résonnait lui-même comme un enfant en manque d'adderall.

Léontin posa une caméra espion pour observer les habitants passer sans ciller devant le bloc de Spider malgré le gros hologramme tournant devant sa porte. Un smiley rouge grimaçant enrobée de textes signalant la déménagement de son occupant pour une caisse à peine plus petite en oméo-sapin. Pas étonnant que les voisins s’en offusquent pas, il croisa au moins deux autres portes affublées du même pictogramme en arrivant.

Il lui restait quelques heures à tuer, il inséra le circuit de mémoire dans sa tablette,. Il était évidemment protégé par un mot de passe qui n'était pas Spider, 123456 ou fuck_B2 (mine de rien, celui-là marchait assez souvent). Il possédait chez lui un ordinateur pas trop mal foutu qu'il pilota à distance pour lancer le décodage du circuit, merci de revenir dans quelques dizaines d'heures le temps d'essayer plusieurs milliards de combinaisons. Il existait des modèles plus rapide mais ils n'étaient pas dans ses moyens, en plus ils utilisaient de la mémoire biologique, c'est à dire des vrais bouts de cervelles. Merci mais non merci, je garde mon steak uniquement au frigo.

Le smiley rouge disparut à l’heure prévue. Dix minutes plus tard, un homme étrange se pointa. Affublé comme un prêtre de l’Unique, il détonnait avec sa pseudo-tunique jaune pâle et son crâne dégarni au milieu des pouilleux emmitouflés dans leurs uniformes sombres. Qu’est-ce que sa Majesté fout ici se demanda Léontin qui passa de la curiosité blagueuse à l’inquiétude quand le moine fixa la porte de sa planque. Le détective n'aimait particulièrement pas ses yeux blancs qui semblaient scanner la zone. Impossible qu'il m'ait repéré… pourquoi qu’il me zyeute alors ? 

Les portes des deux ascenseurs aux extrémités du couloir s’ouvrirent quasiment au même moment. A droite trois types cagoulés recouverts de vêtements pare-balles dépareillés portant des armes qui tenaient plus du tunning de bouilloire que d’autre chose. Léontin n’avait pas besoin de croiser leurs regards rouges sangs ou de compter leurs kystes pour savoir qu’ils venaient direct du Tenebrarum, le quartier pourri des oubliés sur laquelle Markos Prime s'était bâtie. L’un d’entre eux s’adressa au moine pour lui demander si le Père l’avait envoyé lui aussi avant que ses compagnons le fassent taire d’un geste sec. A gauche un mastodonte en armure dernier cri ou presque, milice privée, sur l’épaule une plaque gravée en rose vif « Casino Gran Saturne », avec dans les mains un joujou à double canon qui ne donnait pas envie de rigoler. Il avançait en portant un sourire mauvais, d’autant plus terrifiant que sa bouche était le seul carré de peau visible sous son casque noir.

Trois mutants, un moine et un tueur entrent dans un bloc… Léontin réfléchit un instant à cette dangereuse blague. Il avait loué sa planque avec les fonds de l’Institution, donc Elle savait qu’il était là, donc il serait sanctionné si ça tournait aigre. Pas bon ça.

Il sortit son pistolet de son holster. Le courage, c’est d’avoir peur une seconde trop tard. Les trois groupes se rapprochèrent, le moine était clairement désavantagé, se battre à main nu n’avait pas grand intérêt dans une impasse mexicaine, il restait pourtant d’un calme olympien. 

Tout alla très vite.

Léontin ne savait pas qui avait tiré en premier. Son impression était que l’un des mutant avait enlevé la sécurité de son arme maison, probablement un truc à plasma, et qu’elle lui avait immédiatement explosé dans les mains.

Le moine agit dans la fraction de seconde qui lui était offerte, tous ses traits fondus dans une série de mouvements aussi rapides que maîtrisés. L’explosion tout juste dissipée que le colosse du casino ne bougeait plus. Le canon de son fusil enfoncé d'une dizaine de centimètres dans son casque au niveau du cou. Du côté des mutants, il y avait celui lové autour de son bras en charpie suite à la surcharge de son pétard pas si mouillé que ça, celui dont la tête avait formé une fleur rouge en percutant le mur qui gisait au sol dans une position tordue comme au yoga et le troisième, celui qui s’était adressé au moine, secoué comme un prunier par ce dernier qui lui demandait en rugissant où était le point de rendez-vous pour qu’il puisse l’y emmener.

Complètement paumé, le mutant finit glisser quelques mots à son assaillant qui le regardait comme s’il avait prévu de lui dévisser la tête dans les prochaines secondes, ce qui n'était pas non plus hors du champ des possibles. Rdv dans un coin inconnu du Tenebrarum situé à perpète. Le moine reprit son calme avant de le remercier poliment tout en lui enfonçant brutalement son poing entre les côtes. 

Jason se tourna maintenant vers le bloc où était planqué Léontin, marchant au milieu des gémissements de douleurs de ses adversaires, du moins de ceux qui n’étaient pas morts. Même pas essoufflé. Le détective avait collé le canon de son calibre sur la porte, au niveau de la tête de l’inconnu. Il toqua.

«  Bonjour, je suis Jason Hypercantos, vous êtes le détective Léontin je présume ? Je suis également détective de l'Institution. On m'a prévenu que vous étiez là pour m'épauler. »

Léontin pesa le pour et le contre. Pour : il voyait pas, contre : kung fu boy se servait de son propre pistolet pour lui faire une trachéotomie surprise. Il se surprit à bafouiller :

- Je n’épaule personne. L’acolyte qui m’a été attribué est Armand Lear, il est absent pour le moment… pour le contradictoire...

Le moine semblait regarder au-delà de la porte, sans ciller, Léontin se demanda s’il lui arrivait de cligner des yeux.

- C’est bien noté. Je vais poursuivre seul l’enquête sur la mort du citoyen Spider dans ce cas.

Léontin réfléchit, l’Institution lui aurait-elle refilé un autre assistant ? Déjà ?

- Attend. T’as lu mon rapport ?

- Oui.

- T'en penses quoi ?

- Vous avez fait un texte à charge contre CarnaK mais vous avez dissimulé l’essentiel. Il a significativement augmenté ses dépenses au casino ces derniers mois alors qu’il n’a contracté aucune nouvelle dette, il en a même remboursé certaines. Il est vraisemblablement alimenté par un tiers pour qui il blanchit de l’argent. L’argent sale est échangé contre des jetons de casino et les jetons sont échangés contre de l’argent propre, avec les pertes habituelles associées à la pratique du jeu de hasard pour ne pas éveiller de soupçons…

- T’es pas mauvais.

- …et vous avez volontairement noyé ces informations dans la masse pour doubler Armand afin de pouvoir faire un compte-rendu officieux à certains de vos supérieurs. 

- T’es pas mauvais mais tu devrais te taire.

Léontin arrêta de pointer son canon sur l’espace entre les deux yeux blancs qui lui faisait face. Sa main s'arrêta un instant sur le bouton déclenchant l'ouverture du caisson, il appuya non sans appréhension, la porte glissa rapidement sur la gauche. Les deux détectives se toisèrent, Jason le dépassait d'une courte tête, Léontin pareil mais en largeur. Le trapu aux traits porcins malin comme un singe face à l’athlète dédié à l’Unique, pouvant courir le cent mètres en huit secondes tout en étant incapable d’utiliser un micro-onde.

Je vais quand même pas demander à Rosie de se déguiser en nonne ce coup-ci ?

*

Les premiers colons se posèrent sur Markos il y a vingt-cinq mille ans, paraît que les « passagers de classe supérieure B2 » ont pris le contrôle des opérations mais on n’en savait trop rien. Même si Léontin avait accès aux archives de l’Institution, ce genre d’informations étaient beaucoup trop vieilles et sensibles que pour pouvoir être vérifiables. Dans tous les cas, un intense travail de pillage du sous-sol commença. La mine Tona Gigas faisait pas loin de la taille d’un continent de l’ancienne terre. Depuis l'espace elle ressemblait à la pupille démesurée d’un œil de titan, de plus en plus exorbitée au fil des extractions, flottant éternellement dans le vide.   

L’hyper industrialisation prit ses marques de l’autre côté de ce monde, Markos Prime en était son rejeton dégénéré. Des usines colossales construites sur des usines gargantuesques construites sur des usines dotées d’un superlatif encore plus élevé. Elle s'étendait d'un horizon à l'autre, montant jusqu’au ciel qui changea trois fois de couleur avec la fumée, l’acidité, puis la radiation. Les étages les plus en hauteur formaient le cosmopolite Suspiriorum, pour le top 0,1 %, en dessous suivait le Lachrymarum, là où le gros de la plèbe vivotait plus ou moins mal, puis tout en bas, dans les niveaux les plus proches du sol contaminé, le Tenebrarum, l’enfer en pire.   

Léontin ne pouvait empêcher sa jambe de nerveusement frapper le sol dans le tram automatique qui les descendait vers leur destination. Il avait réussi à convaincre Jason de porter un poncho noir bon marché pour leur laisser une chance de ne pas se faire tuer immédiatement en arrivant. Une maigre chance.

Aucune frontière nette ne traçait de limite entre Lachrymarum et Tenebrarum, Markos prime n’était pas une grosse pièce montée aux étages bien définis mais plutôt un chaotique ensemble de constructions mouvantes imbriquées les unes aux autres, en perpétuelle évolution dans la valse des siècles, néanmoins quand un rideau métallique blindé se déroula automatiquement sur les fenêtres du wagon, Léontin sut qu’ils approchaient de leur destination. Pourquoi on n'est pas allé interroger le casino en premier déjà ?   

Le mutant qui passera le reste de sa misérable vie à siffler quand il respire avait bafouillé un truc sur l’église des cinquante et une parts à Jason, quartier du Saint brûlé. Rien d'étonnant, la plupart des groupuscules du Ténébrarum finissaient par former un gang ou une secte au bout d’un moment, histoire de se faire zigouiller dans une descente de police dès que les niveaux supérieurs en entendaient parler. Pour l’instant, l'église des 51 semblait en phase de croissance, Léontin mettait une pièce sur le fait que les fidèles vendaient à prix d'or au marché noir quelques antiques machines dénichées par hasard au fond d'une fabrique abandonnée.   

Il était fréquent que les anciennes versions des choses soient plus performantes que les nouvelles. Les diverses pénuries de matériaux n’y étaient pas pour rien mais surtout, les mécaniques très complexes construites par plusieurs décennies de génie technologique devenaient inutilisables par les nouvelles fournées d'ingénieurs s'ils étaient moins bien formés ou que le seul type capable de les faire fonctionner mourrait sans successeur. Un mauvais calcul des ressources humaines de la megacorpo dans le roulement des équipes, une mise à jour du canal général effaçant l'IA chargé de faire tourner la machine, la plèbe de moins en moins bien éduquée, d'un coup s'éteignait un savoir qui mettra des siècles à resurgir, dans le meilleur des cas. La complexité croissante de la technologie avait de loin dépassé la capacité de la société à transmettre ses connaissances. L'humanité régressait à chaque génération.   

Léontin savait tout ça, tout le monde en avait conscience à un degré plus ou moins élevé (sauf peut-être Jason qui appuyait fort sur les ampoules pour les éteindre) mais comme l'échec était collectif, il était dilué. Restait la conclusion que si c'était  très vieux mais que ça s'allumait encore quand t'appuyais sur le gros bouton vert, alors t'avais intérêt à le revendre. Léontin ne savait pas comment la secte de pillard était entrée en contact avec CarnaK pour écouler les revenus a priori colossaux de leurs trafics interlopes mais c’était pas le pire choix : veuf, un fils mort jeune, pas d’industrie, pas d’engagement politique, quasiment un anonyme qui se finissait au bandit manchot et son rang le mettait au-dessus de tous soupçons. Sauf pour un misérable détective bien décidé à aller au fond des choses, y compris si ce fond se trouvait en plein dans le cœur cancéreux de cette foutue cité.   

TERMINUS clignota en rouge entre deux tags. Ça faisait une grosse heure qu’ils étaient les seuls occupants de la rame. Ils comprirent vite que le quartier du Saint Brûlé n’avais pas volé son blase. Une épaisse fumée envahit l’espace dès l'ouverture automatique des portes, les badigeonnant instantanément d’une suie toxique au fumet atroce.   

L’air bouillant était proche de l’irrespirable. Devant eux s'étalait en zigzagant une avenue morne encerclée d'immeubles ou d'entrepôts abandonnés tremblant sous les coups sourds des pistons des usines des étages inférieurs, au loin résonnaient les bruits de tuyaux en train de céder avec des sons plus faibles, probablement des coups de feu. Le quartier du Saint brûlé donnait l'impression de se lover au sein d'une immense grotte, convoquant à la fois gigantisme et claustrophobie. La ville industrielle avait poussé sur son sol puis grimpé sur ses murs comme un lichen toxique venu de quelques stygiennes profondeurs alors même qu'elle se trouvait plusieurs centaines de mètres au-dessus du niveau de la mer. Façon de parler, la mer de Markos s'était évaporée depuis longtemps. La seule lumière venait d’une cascade de métal en fusion crachée par une ouverture démesurée dans un coin du plafond, une lune de fer en feu dans ce ciel en fonte. Cette lave noircissait en refroidissant, inondant façon vomissure le mur d’une construction monstrueuse couvrant l’horizon, à seulement quelques kilomètres de leur emplacement.    

Ça expliquait l’odeur de cramé.

Léontin s’acclimata rapidement à la pénombre même si la lumière tremblante de l’endroit faisait se mouvoir les ombres d'une façon qui lui tapait sur les nerfs. Il alluma prudemment un bâton de nicotine en avançant, le dernier du dernier paquet, toujours un mauvais signe. On se calme. Sur sa droite, une bête inconnue de la taille d’un gros chien s’engouffra dans un fracas métallique entre deux machineries rouillées. Il serra son flingue pour compenser, ça portait bonheur. Autrement, l’endroit semblait désert, lampadaires éteints. Il supposa qu’ils débarquaient au milieu de ce qui était la nuit pour la population du coin. Les horaires d’un quartier dépendaient le plus souvent des heures de fonctionnement de l'industrie locale, ça ne faisait pas sens de se lever à 6h ou 7h dans une ville couvrant cinq fuseaux horaires et où, de toute façon, le ciel ne s’apercevait pas.   

Le duo tomba sur une éclaircie à l’architecture plus compréhensible après avoir longuement déambulé au sein de ce Pandémonium industriel. Une sorte de forum d'où partaient des grandes rues toutes identiques qui finissaient en petites ruelles égales de laideur. Et toujours cette suie qui profitait de la moindre anfractuosité dans le sol traître pour se transformer en boue épaisse dont on s’extirpait difficilement, dans un bruit de succion. Plus que jamais, Léontin avait l’impression que Markos Prime cherchait à le bouffer sur place.   

Ils interrogèrent les vagabonds semblant les moins agressifs, restant à distance des gangs aux regards torves qui comprirent vite qu’il n’y avait rien à récupérer sur le mutant de la mine et son acolyte bizarre, si ce n’était une bastos ou deux de la grosse pétoire que le petit barbare montrait ostensiblement. 

Ces créatures quasiment albinos, yeux rouges sur peau délavée, leurs répondirent avec crainte. Peur des visiteurs, mais surtout peur de ce que les gens du coin font à ceux qui parlent aux étrangers. Contrairement à d’autres secteurs du Tenebrarum, les locaux semblaient soudés pensa Léontin. Quoi que fût l’église des cinquante et une part, elle avait réussi à fédérer les occupants de ce petit coin de ténèbres, pas un mince exploit. Traditionnellement les mutants d’en bas s’entredéchiraient en permanence dans des guerres fratricides jusqu’à ce que le plus fort ou le plus sadique, souvent la même personne, prenne le contrôle ou soit repéré par l’Institution. A partir de là, il avait le choix entre se faire esclavagiser aux mines ou se faire augmenter génétiquement par des bouchers apprentis sorciers de l’Institution dont la mission était d’alimenter la Conquête en super-soldats stérilisés rendus à moitié fous. Et encore, ça ne faisait pas partie des destins les moins enviables que Markos Prime réservait à ses occupants.

Jason changea d’approche pour interroger la populace peu loquace, il montra plus ostensiblement son appartenance à l'église en sortant un collier orné du symbole de l'Unique. C'eut pour effet d'attirer immédiatement les plus bigots de ces êtres craintifs. À part celui qui priait pour que son pied repousse, ils cherchaient tous à se garantir l'accès à un monde meilleur. Putain, s'ils savaient qu'ils s'adressaient à une machine à tuer, pensa Léontin.       

Profondément dégoûté par cette lueur d'espoir dans les ténèbres tout en étant conscient qu’un coup de surin anonyme pouvait vite l’attendre dans la foule, le détective s’éloigna pour se tourner vers son dogme à lui. De pulpeuses lèvres rouges rubis soufflaient "Pastlife, make it your last before you pass" au-dessus d’un distributeur de clopes naufragé dans un passage obscur. Logique que même en enfer on trouvait de quoi fumer. Visant le paquet de quarante-huit bâtons, il passa sa carte de paiement devant la machine inerte avec une horreur croissante. Elle ne fonctionnait pas.       

Léontin se dit que toutes les religions avaient les sauveurs qu'elles méritaient quand un mutant décharné aux dents noires sortit de la ruelle borgne pour agiter un paquet écrasé. Son front saillant était tatoué 51 dans une écriture gothique.   

- Laisse tomber, plus de jus, cent-vingt MarCoins le pack étranger.   

- C'est toi qui as débranché cette beauté demanda Léontin en tendant sa carte. Et met m'en trois. Quitte à me faire truander autant y aller à fond. (Techniquement c'était un interrogatoire, donc c'était des frais professionnels)

- Oh que non, tous le jus c'est pour alimenter la machine miracle, dit l'homme avec un grand sourire sombre, ravi de son affaire.   

- C'est ça ma machine miracle, lança Léontin en visant du pouce le distributeur dans son dos.

Le mutant laissa échapper un rire gras qui racontait en de répugnants tremolos la terrible chronique de ses poumons et de ce qu'ils avaient vu passer. 

- Mais non, la machine miracle du Père, celle qui permet la cinquante et unième part.    .

Léontin revint vers Jason, trois bâtons de nicotine allumés entre les épais doigts de sa main gauche - ne jamais fumer avec la pogne qui appuie sur la détente. L’homme agitait les bras comme un possédé, si le moine avait eu pour intention initiale la collecte d'informations, son prosélytisme lui avait fait perdre de vue son objectif. Mais les harangues du prêcheur improvisé devant une foule médusée fascinèrent modérément Léontin. Le propos éructé avec passion demeurait confus, les métaphores n'aidaient pas : Léontin ne put déterminer s'il parlait de la culture de la betterave sur alpha du centaure ou si c'était un truc sexuel.    

Tant qu’à explorer le thème des cramés religieux… Le détective vérifia discrètement d’où venait Jason Hypercantos. L’accès au canal général était lent car le réseau mauvais dans les profondeur mais il trouva. Petite noblesse d’une planète lointaine peu industrialisée puis étude dans un pensionnat de l’Unique comme tous les jeunes seigneurs, sauf qu'il ne s'en était toujours pas remis. Léontin trouva le nom de son couvent, Ordre eschatologique des soleils déclinant, un ramassis de zélotes interprétant à leur façon le culte de l’Unique. Il tenta de comprendre le fonctionnement de cette branche éloignée du culte officiel qui semblait connaître un schisme tous les premiers jours du mois depuis Mathusalem avant de tomber sur une phrase sans appel d’un commentateur éclairé : « Ces illuminés seraient bien incapables d’expliquer eux-mêmes en quoi ils croient, comprendre leur pensée reviendrait à réussir à clouer de la confiture à un mur ». L’Institution lui avait-elle collé Jason aux basques dans l’espoir qu’il s’en débarrasse comme ses prédécesseurs ?

La foule dispersée, le détective résuma pour son partenaire éreinté mais ravi : on entre là où il y a de la lumière.   

*

Le labyrinthe ardent exhalait sa suie sur les détectives rapidement épuisés par l’atmosphère puante de ces routes tourmentées. Le simple fait de se mouvoir dans ce merdier tenait de l'exploit, ils ne furent donc pas malheureux d'arriver à destination malgré les barbelés et les mitraillettes du comité d'accueil.   

Le bâtiment en imposait, un cube de verre d'une quinzaine d'étages recouvert d’une dentelle de pierre. Immanquable, le seul du secteur à émettre une lumière glauque à travers ses vitres sales, une étoile mourante dans un cimetière d'usines trépassées. Son toit était surplombé d’une antenne parabolique, obsolète sous un ciel de plomb. Et dire qu'il fut un temps où c'était ici que se tenait le Suspiriorum. Aujourd'hui il faudrait creuser plusieurs kilomètres vers le haut pour voir le soleil, enfin le nuage toxique qui le dissimulait.   

Un tronçon de route goudronnée bordait le côté ouest du lieu, les siècles l'avait recouvert d'une série de câbles épais emmêlés entre eux. De loin, ils évoquaient quelques mastodontes abattus. Un mirador surplombait d’ailleurs la zone comme une cabane de chasseur. On n'entrera pas par là. Jason proposa de sauter par-dessus un parapet de quatre mètres de haut, ce que Léontin douta pouvoir accomplir avec ses épaisses guiboles tout juste bonnes pour marcher vite sans trop craquer. Restait une entrée où deux sectateurs zonaient, une personne cagoulée à côté d’une jeune androgyne au scalp à moitié brûlé, ses longs cheveux blancs tombant du côté où ils poussaient encore. Elle tenait un fusil en matériaux de récupération qui rappelait ceux que portaient les  petits truands rencontrés devant le bloc d'habitation de Spider. Ils doivent avoir un mécano quelque part pensa Léontin, plutôt une quiche vu comment ses flingues sont peu fiables.

Ça confirmait toutefois son idée que la secte était organisée, ce qui supposait l'existence d'un chef, le fameux Père, qui savait faire autre chose qu'extorquer les économies des paumés en bitant ses fidèles mineures. Pas un profil courant.   

Léontin partagea avec Hypercantos son ébauche de stratégie pour leur garantir un passage serein, le schéma était le suivant : le moine passait devant -> mawashi geri sur le garde au fusil -> stomp kick dans les molaires du maton n°2 -> la voie est libre.

Une fois à l'intérieur, Léontin constata que son intuition était la bonne. L'endroit avait servi de plateforme pour vaisseaux spatiaux avec sa piste d'atterrissage et son radar, possiblement pour le véhicule privé d'un gros bonnet qui souhaitait se poser sur le toit de son usine. Son idée collait avec ce qu'il voyait à l'intérieur du bâtiment, des salles d'attente fossilisées devant un comptoir d'embarquement confit dans des siècles d'alluvions toxiques. Le seul chemin praticable menait à un escalier débouchant sur un auditorium désert, une grande table de réunion rectangulaire trônait en son centre, presque comme un autel.

Les deux hommes fouillèrent la pièce semi-circulaire. Une porte d’entrée, pas de sortie, des centaines de traces de pas au sol dans la poussière calcifiée sans aucune direction déterminable.

- L'endroit est gardé, donc il reste quelque chose de valeur à trouver dit Jason à voix basse.

- On est d'accord.   

Léontin colla sa joue à l'une des rares fenêtres encore transparentes puis tourna sa tête au maximum de ce que son absence de cou permettait. Le bâtiment continuait après le mur du fond. Il commença à l'ausculter, donnant deux coups secs tous les trente centimètres. Il laissera à Jason le soin d'envoyer un coup de pied là où ça sonnera creux.   

Arrivé aux deux-tiers de la paroi, il eut la surprise de voir ses doigts passer à travers le béton, un courant d'air frais lui caressa les phalanges avant de sérieusement le piquer. Il n'y avait pas de faux mur ou de porte dissimulée mais un hologramme, d'une grande qualité au demeurant, et derrière un rideau laser qui venait de lui sectionner la majeure partie de sa main droite.

Léontin mordit immédiatement la manche de son manteau pour étouffer un hurlement de douleur, ses nerfs venaient de piger ce qui lui était arrivé, l'air acide les ayant bien aidés.

Jason l'aida à sortir quatre pansements d'une poche intérieure de sa veste, un par  moignon de doigt restant. Les bandes autocollantes se serrèrent automatiquement pour former des garrots. Ça ne pissait presque plus le sang mais ça faisait toujours un mal de chien. Le mutant de la mine se concentra sur sa haine pour occulter sa souffrance, adrénaline à fond, prêt à rendre coup sur coup, enfin pas de la main droite. Si tout le courant de la zone était réquisitionné, ça voulait dire que cette saloperie de laser de ses grands morts marchait sur batterie, et il savait qu’un engin comme ça consommait un max.

Jason n'avait pas tout compris mais il aida Léontin à enfoncer la table centrale façon bélier à travers le mur. Hypercantos fut surpris de la hargne de son comparse. Il força le bloc brun à avancer après des siècles d’immobilité, le bord calé entre son épaule et sa main intacte. Léontin poussa un cri rauque au moment où les pieds de la table fusionnés avec le sol cédèrent. Elle traversa l'hologramme façon taille crayon, de la sciure commença à voleter dans la pièce jusqu'à ce que cesse le grésillement caractéristique du laser de ses grands morts.

Jason passa et repassa le bout de table réduit à un gros tabouret au travers du mur magique. La diablerie qui effaçait la matière avait cessé son hérésie, comme le voulait l'Unique. La voie était aussi libre que son acolyte prêt à en découdre.   

Le duo traversa l'hologramme, Léontin se baissa pour ramasser quatre gros boudins sanguinolents qu'il fourra dans sa poche avant de décrocher le laser éteint. Niveau système de sécurité ça se posait là, surtout pour un truc qui avait l'air artisanal, il lui donnait 4/5 haut la main. Difficile de croire que c'était la même personne qui avait crée la pétoire explosive du mutant rencontré devant le bloc d'habitation de Spider.

- Touche à ton cul gros sac. Pose mon laser.

Une voix de femme, grave et autoritaire, droit devant. La fille de la photo, enfin presque, le cliché s'arrêtait aux épaules.

Elle les tenait en joue avec un autre de ces fusils en matériaux de récup, quasiment une brindille dans ses poignes gigantesques. La gamine était costaude, dans les 2m50 pour 200 kg, gaulée comme un tank, pas beaucoup de gras sur ses biceps saillants larges comme des parpaings. Ça sentait le super-soldat à plein nez. Léontin s'arrêta sur sa peau laiteuse parsemée de taches de rousseur, ses cheveux blonds cendrés attachés en queue de cheval puis ses yeux verts teintés de gris. Elle faisait humaine génétiquement augmentée, en tout cas c’était pas une mutante du coin.

- J’aimerais bien mais je vais plus pouvoir toucher grand chose rétorqua Léontin en levant sa main estropiée. 

- Pas mon problème, je vous donne trois secondes pour vous casser.

Son rictus navré en regardant ses articulations tranchées n'échappa pas au détective, elle avait mal pour lui. À ses côtés, Jason guettait la moindre ouverture pour frapper. Fallait la déstabiliser, et, sans se vanter, Léontin était plutôt bon pour taper là où ça faisait mal.

- C’est toi Méïs ? La zouz de Spider 

Elle passa d’un teint aspirine au rose vif.

- Ouais, mais on se connaît juste ! Il veut nous arrêter. Je lui ai dit qu'il y avait trop d'enjeux pour les gens du coin. Il a compris.

Léontin avait vu juste, mais elle ne semblait pas être au courant que les hommes de Carnaghy s'étaient payé une partie d'osselets avec la carcasse du journaliste.

- Et c'est pour ça que t'as trafiqué le pisto-plasma d'un des types parti à ses trousses ? 

Juste aussi. Méïs paniqua quand un mutant nommé Gregus lui demanda de réviser son flingue avant de payer une visite à un bloc d'habitation dont elle ne connaissait que trop bien l'adresse. Elle improvisa sur l'instant en remplaçant le liquide de refroidissement de l'engin par du kérosène, espérant naïvement que ça ne se passerait pas trop mal.

- Écoutez, laissez moi parler au Père et à M'sieur CarnaK, pas la peine de traquer Spider, il va finir par me dire où il a planqué les crédits.

- CarnaK a fait battre à mort Spider il y a six jours. 

Elle fut comme foudroyée sur place. La nouvelle l'étourdit plus sûrement qu'un coup de poing, cela étant, le coup de poing qui suivit l'étourdit pas mal aussi. Dans le même mouvement Jason attrapa le fusil qu'il disloqua d'un violent coup du genou gauche. L'extrémité de son pied droit toucha terre à la fin de son saut, il en profita pour se propulser dans le dos de la catcheuse, glissant son avant bras sur sa trachée tout en calant ses genoux sur ses larges épaules pour pouvoir tirer de toutes ses forces en arrière. Meïs suffoquait en bleuissant mais ça n'avait pas suffi à l’immobiliser. Elle fit quelques pas mal assurés puis se jeta dos au sol pour plaquer violemment son adversaire contre le béton. Jason tenait mordicus, ses os céderaient avant sa volonté.

Léontin abrégea la donne en fracassant le reliquat de table passé au laser sur la mécanicienne bodybuildée. Toute augmentée qu'elle était, la titane le sentit passer, le crâne d'une personne normale se serait probablement ouvert façon pinata sous le choc. 

Le mutant victorieux poussa sans cérémonie le corps massif de son adversaire pour dégager Jason. Il tenait debout mais guère plus. On aurait dit qu’il venait d’essayer d'arrêter un train à mains nues, ce qui n'était pas non plus très éloigné de la réalité. Les menottes standardisées de l'Institution étaient réputées indestructibles, ils en mirent trois paires à la géante inconsciente. 

Léontin s'avança dans la pièce tandis que Jason remboîtait ses épaules et remettait ses doigts dans le bon sens. Il devait s'agir de l'atelier de la belle endormie -ou plutôt assommée, ses créations jonchaient les murs. L'endroit témoignait d'une existence solitaire, studieuse, un matelas derrière un rideau, aucun effet personnel si ce n'était quelques bleus de travail rapiécés couvrant d'anciens ouvrages techniques particulièrement abscons. Bricoleur à ses heures, Léontin comprenait d'autant mieux que Méïs n'était pas là pour rigoler en faisant le tour des vieilles technologies qu’elle avait retapé ou amélioré. Il devinait déjà qu'elle était douée mais il n'imaginait pas à quel point avant d’entrer dans la salle suivante.

Trente monolithes noirs reliés par un complexe maillage de fils de cuivre l’attendaient après une porte ignifugée. Il régnait un froid mordant dans la salle sphérique éclairée d’une lumière blafarde façon morgue. Une fine couche de givre couvrait chacune de ces stèles sombre qui semblaient attendre le moment où on les réveillerait, veillant dans une faible vibration, une sorte d’"om" lancinant. Ses poils s’hérissèrent, électricité statique. Il s'en alluma une pour l’occasion puis se balada en crachant les longs nuages issus de son haleine de cendre dans lesquels des petits éclairs surgissaient. Si c'était bien ce qu'il pensait, la clim à fond n'était pas de trop.

La titane avait réussi à retaper puis faire marcher des systèmes venus d'un âge d'or terminé depuis longtemps, des ordinateurs quantiques, peut-être les plus puissants ayant jamais existé. Mieux encore, elle les avait relié en un supercalculateur comme le monde n'en avait pas vu ce millénaire-ci. L'énergie que produisaient ces bécanes quand elles moulinaient était légendaire. Si elles devaient s'activer en urgence, elles étaient capables de monter à des températures infernales. Paraît que des malheureux techniciens se faisaient régulièrement vaporiser en restant enfermé dans la pièce des machines d'une grande banque ou d'une salle de bourse au moment où une opération particulièrement complexe arrivait, et encore à cause d’une seule de ces tours. La vie d'un plébéien ne valait de toute façon pas une poignée de secondes du travail de ces calculettes plus chères que certaines lunes.

Léontin écrasa son mégot sur le monolithe le plus proche. Il ne les sentait pas ces spectres de silicium. Pourquoi l'église des 51 les avait pas tout simplement vendus au marché noir plutôt que de chercher à tout prix à les remettre en route ?

Jason entra dans la pièce, son regard d'ivoire balaya l'installation. Il demanda ce que c'était. Léontin regarda Jason puis les super-ordinateurs et de nouveau le moine en toge/sandale. Il essaya d'être concis, avec des mots simples. Hypercantos écouta d'un air grave, épluchant chacune des paroles de la tentative d’explication de son acolyte. 

Il prit la parole après un temps de réflexion « Mais ça ne ressemble aucunement à un gros boulier ? » 

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